Nous fûmes alors des idéalistes et quelques révolutionnaires, nous voulions marier tout et ses apparents contraires

Sous la fatalité qui me saisit, juif; quand à nouveau une brute ensanglante une synagogue, je ressens une fierté tenace. La brute dont le nom m’indiffère, qui chabbat dernier est allé tuer au temple Etz Haïm de Pittsburgh, nous haïssait, juifs, pour nous-même, «des enfants de Satan» disait-il, et pour ce qu’il croyait savoir de nos actes: il nous haïssait parce que nous étions, juifs, des amis de ces étrangers qu’il abhorrait tout autant, des amis des migrants en marche vers les États-Unis, des amis des errants en quête de repos. Et c’est en ayant lu, sur la toile, qu’une vénérable association juive accompagnait les caravanes montant du Honduras que la brute aurait saisi ses armes.

Dans l’inventaire sans fin des raisons que se sont données des brutes pour nous tuer, juifs, qui avons supplicié le Christ, empoisonné les puits et saigné des bambins pour la pâte de nos matzos de Pâque, qui avons poignardé l’Allemagne, outragé la sainte foi de l’Espagne, pressuré la paysannerie de Pologne et la trésorerie du roi de France, qui avons fomenté le communisme, tué le tzar et conçu le capitalisme, tant l’argent est notre Dieu profane et jaloux, écrivait ce con de Marx, nous juifs qui préparons désormais le génocide des Palestiniens et serons la raison même d'une nouvelle guerre mondiale par notre entêtement... Dans la liste si longue que se donnent des brutes pour nous haïr, juifs, celle de la brute de Pittsburgh, celle-là seulement me réchauffe le cœur endeuillé, car elle est juste et notre raison d’être au monde.

La providence des autres
Nous sommes, juifs, les amis des migrants, des pauvres et des déshérités qui marchent sur les routes d’une planète odieuse, et pour cela, une brute a tué onze d’entre nous dans une choule de Pittsburgh. Puissions-nous, en vérité, être dignes de cette haine. Cela n’a rien de simple, tant il faut de la mémoire. L’avais-je oublié, juif en France où mes pareils font corps avec l’État contre trop de menaces, qu’il était encore des juifs n’ayant rien oublié des haillons de nos ancêtres?

Dans l’Amérique de Ellis Island, au temps où l’Europe charriait sa misère au large de New York, naissait la HIAS, la Hebrew Immigrant Aid Society, qui servait des repas cachères aux débarqués des bateaux, et les accompagnait dans leur nouveau monde. La HIAS fut la providence modeste des rescapés des pogromes, des évadés du tzar, des réfugiés du nazisme, des juifs revenus de Cuba, de Pologne, du Maroc, de Tchécoslovaquie, de l’Iran et de l’Union soviétique, que sais-je encore, et puis la providence des autres, sans abdiquer son nom, car il vint un temps où la misère des seuls juifs ne suffisait plus à satisfaire cette générosité.

Nous, juifs, sommes au monde, et auprès de ceux qui ressemblent à nos détresses passées. J’en ressens une fierté commode, et le regret de ne le découvrir qu’au hasard d’un deuil.
C’est en arborant son histoire que la HIAS est allée au devant des Vietnamiens et des Cambodgiens en 1975, et depuis les années 2000 à la rencontre de la misère du monde. En Afghanistan, en Bosnie, Bulgarie, Éthiopie, Haïti, Tunisie, au Venezuela, au Kenya, au Tchad, en Ouganda et en Équateur, la liste se poursuit sur le site de la HIAS, une organisation prouve que nous, juifs, sommes au monde, et auprès de ceux qui ressemblent à nos détresses passées. J’en ressens une fierté commode, et le regret de ne le découvrir qu’au hasard d’un deuil. J’en contemple ce que nous avons perdu.
Ce qui suit n’est la faute à personne, mais juste la fatalité de l’histoire.

Nous fûmes, juifs, errants et en sursis, et de ces errances, nous tirions une évidence. Il ne s’agissait pas seulement de prier et étudier encore, mais de choisir le camp des opprimés, nos autres semblables. Nous étions pour nous, ayant lu le sage Hillel, «si je ne suis pas pour moi, qui le sera», et pour les autres, car nous avions été «étrangers au pays d’Égypte» et en aimions donc l’étranger comme nous-mêmes.

Nous fûmes alors des idéalistes et quelques révolutionnaires, nous voulions marier tout et ses apparents contraires. Nous eûmes nos socialistes, nos communistes et nos syndicalistes et ces jeunes gens qui, dans le Deep South raciste, allaient défier le Klu Klux Klan auprès des Noirs du pasteur King, et parfois en mouraient. Nous eûmes SOS Racisme, qui sans les étudiants juifs eût été incomplète et qui entraînait les jeunes français à se vivre comme autant de potes. Nous eûmes Krasucki, nous eûmes le Bund, qui fut notre impossible et qui en yiddish, en Pologne et en Russie, voulait construire un socialisme pour tous et pour nous. Nous eûmes en Israël les Kibboutzim, dont mon père fit son idéal de sioniste-socialiste en France. Nous eûmes tout ceci et tant de déception, d’erreurs, d’habiletés trompées, de naïvetés trahies. Nous eûmes ces juifs maoïstes et trotskistes de Paris la rouge, après 68, qui allaient travailler en usine et accompagner les immigrés, et qui poussaient l’engagement jusqu’à devenir les premiers défenseurs des Palestiniens, et un enfant de rabbin, Michel Warschawski, qui est en Israël le pilier d’une subversion antisioniste.
Nous avions surtout cette intranquillité, jusque dans nos familles de petite bourgeoisie, et nous savions qu’il était inconcevable de ne pas être en face, avec le débarqué, puisque nous avions été semblables. Si je ne suis pas pour l’autre, qui le sera?

Nous fûmes, juifs, tout cela et la HIAS le demeure. Qui d’autre? En France, l'OSE et l'OPEJ, pour laquelle ma femme travaillait il y a vingt-neuf ans, deux associations nées dans les années 1940 pour sauver et reconstruire les enfants de la Shoah, s’accrochent toujours en banlieue auprès d’enfants de toutes couleurs et de toutes confessions. Qui d’autre, encore?

Étrangers à notre histoire errante
Nous fûmes Ahasvérus autour du globe, et un jour nous nous arrêtâmes. C’est une envie légitime, elle ne date pas d’aujourd’hui. On dit que ces mots, «Po lin», «ici tu te reposeras», furent le premier nom de la Pologne quand les juifs, chassés par les croisés d’Occident s’y installèrent –mais ce havre, au fil des siècles, finit en tragédie. Il faut bien s’arrêter, pourtant, et être britannique, français, citoyen de la libre Amérique, ou encore, accomplissant le rêve du prophète Herzl, s’arrêter chez soi, comprendre en Israël, où vit ma sœur et où ma jeune nièce est militaire, et être au monde depuis son État-nation. S’arrêter, donc, et prospérer ou vivre simplement, et s’autoriser aussi les effluves de l’oubli.

Mais un jour, en Israël, start-up nation en guerre et société d’injustices, un gouvernement se lève et parle d’identité, comme partout ailleurs les gouvernants d’injustice, et nourrit ses pauvres de ressentiment, et crie à la lutte contre l’ennemi intérieur et à l’expulsion contre l’immigré africain. Mais un jour, en France, vieille République aimée, des juifs revendiqués, dans le débat public, se rallient au nationalisme ou le justifient de leur verbe, et un philosophe intranquille fustige «l’amour de l’autre» qui nous égare, et un journaliste dogmatique qualifie d’envahisseurs les migrants qui se noient près de nos côtes, humilie une jeune femme pour son prénom sénégalais et vulgarise l’envie de guerre civile de la vraie France contre l’immigré qui nous remplacera.

J’ai, Français, mille raisons de réprouver Éric Zemmour, et une supplémentaire, qui est le reniement de mon judaïsme, qu’il offre en colifichet à la haine des barricadés.
J’ai, Français, cent débats à mener avec Alain Finkielkraut, et un essentiel, sur cet «au nom de l’autre» qu’il réprouve, quand je persiste à dire qu’il nous a justifié.

J’ai, Français juif et de famille aussi israélienne, tant de raisons de m’affliger de la politique de Benyamin Netanyahou, mais une les surpasse: ce qu’il a fait, dans ce pays dont il dit qu’il est possiblement le mien si je, juif, le désire, contre quelques milliers d’Érythréens et Soudanais, qui après l’enfer du Sinaï se reposaient dans le Sud de Tel-Aviv. Le 31 août 2017, le Premier ministre d’Israël descendait dans le Tel-Aviv pauvre pour blâmer les «infiltrés»: «Nous allons rendre le sud de Tel-Aviv aux citoyens d’Israël», lançait-il. Il dirait, en mars 2018, que les migrants africains étaient «plus dangereux que la menace djihadiste». Il a dit aussi, Netanyahou, qu’Israël ne serait plus un État juif si l’on n’endiguait pas l’immigration africaine.

Il est, entre les politiciens de l’identitarisme et la brute assassine, une continuité de paranoïa.
Netanyahou, ce juif étranger à notre histoire errante, parlait ainsi à son peuple –un démagogue d’Israël comme il en est de Hongrie ou d’Amérique, qui nourrissent leur escroquerie de frayeur et de honte. Quelle différence entre ce que dit Marine Le Pen de la France et Benyamin Netanyahou d’Israël, et quelle différence entre ce qu’ils disent et les passions morbides qui travaillaient la brute qui s’est levée chabbat dernier pour tuer des juifs, parce qu’il pensait que ces juifs, aidant les migrants, préparaient la fin de son peuple d’Amérique?

Il est, entre les politiciens de l’identitarisme et la brute assassine, une continuité de paranoïa; les sépare, cela n’est pas rien, le passage à l’acte, que seuls osent les brutes quand les politiciens incendient les âmes dans le confort des mots. Mais il reste, entre Zemmour, Netanyahou et la brute de Pittsburgh, une ligne atroce: ces deux juifs, comme la brute qui a tué d’autres juifs, gardent les frontières qui protègent la pureté des peuples évolués et vouent aux gémonies ceux qui ouvrent les portes aux hordes miséreuses. Parfois, le diable nous saisit, nous devinons son rire.
Il faut admettre, c’est le mantra des républicains, qu’un pays, Israël ou la France ou la Hongrie, a le droit de se préserver du monde, et qu’un politicien qui rejette des Noirs au désert n’est pas un assassin de juifs. Évidemment. Mais qu’avons-nous fait de la colère, haverim, mes amis, et de nos errances d’antan?

http://www.slate.fr/story/169272/attentat-pittsburgh-juif-amour-autre?fbclid=IwAR0KZ2wqSxOc2UdWmcKNlfsGHxnupt50LZSnS0ppImORIcAxTqm4JdaWb4w